Le coût économique de l’instabilité juridique en matière fiscale et sociale par Dino Cinieri

Dino Cinieri, député de la Loire, est un ancien chef d’entreprise. En 1996, il avait reçu du “Nouvel Economiste” le trophée du meilleur patron autodidacte pour la région Rhône-Alpes, Franche Comté, Auvergne.

 

Vous êtes le co-auteur d’une proposition de résolution tendant à évoluer le coût économique de l’instabilité juridique en matière fiscale et sociale. Quel est votre constat ?

Mon constat est sévère. Aujourd’hui, en France, la multiplication des textes et de leur interprétation a progressivement transformé le droit fiscal et le droit social français en un droit volumineux, complexe et obscur. Il ne se passe pas une semaine sans que nous remettions en cause une exonération ou un abattement, une niche ou un plafond... La France compte quasiment autant d’impôts que de jours dans l’année. Le code général des impôts (CGI) et le Livre des Procédures Fiscales contiennent près de 4 000 articles législatifs ou réglementaires. En outre, à l’accroissement du flux annuel de normes s’ajoute l’essor de textes fleuves : le CGI comporte désormais près de 3 000 pages dans son format traditionnel. La France a une réputation bien établie de surrèglementation et plus encore d’instabilité de la réglementation.

 

De ce fait, les particuliers comme les entreprises, se retrouvent dans une situation précaire, ne pouvant plus connaître avec certitude ni leur régime fiscal, ni les nouvelles règles régissant leur régime social. En conséquence, leur ignorance croissante du droit applicable les plonge chaque année un peu plus dans une instabilité totale.

 

Quelles sont les conséquences de cette multiplication des textes sur l’activité des entreprises ?

 

Toutes les entreprises ne succombent pas sous l’effet du changement permanent des règles du jeu, mais toutes en souffrent. La preuve : pour 78 % des 1 600 entrepreneurs interrogés par l’association Parrainer la croissance en 2011, la première décision que devrait prendre un gouvernement pour relancer l’emploi et la croissance serait de garantir un cadre réglementaire immuable sur cinq ans.

 

Certes, dans tous les pays, les gouvernements votent en permanence de nouvelles lois, c’est la vie d’une démocratie. Mais, dans l’Hexagone, ce n’est plus de l’adaptation, c’est de la frénésie. Des exemples ? Quatorze modifications du régime des stock-options en vingt ans ; six retouches de l’impôt sur les sociétés depuis 2004 ; quinze changements du régime des sociétés d’investissement immobilier cotées (Siic) depuis sa mise en place, en 2003... Chaque année, pas moins de 20 % des articles du code des impôts sont amendés. Parallèlement, de nombreuses lois attendent leurs décrets d’application depuis un ou deux ans, et seront peut-être abrogées avant même d’avoir pu être mises en place : près de la moitié des lois votées ces dernières années seraient ainsi inapplicables !

 

Alors même que nous traversons la plus grave crise financière depuis 1929, cette instabilité juridique en matière fiscale et sociale décourage toute initiative économique et provoque des changements notables dans les décisions stratégiques de nos entreprises, y compris à l’échelle internationale. En effet, confrontés à un changement incessant des « règles du jeu », les opérateurs économiques souffrent d’un sérieux manque de visibilité.

 

Il est vrai que la fiscalité occupe une place à part dans le débat politique, étant à la fois omniprésente – l’annonce de « mesures » fiscales est la base de la communication gouvernementale – et absente – ces mesures ne sont jamais mises en cohérence dans un véritable programme fiscal qui exposerait une vision des enjeux, une stratégie avec des objectifs, une perspective à moyen terme et un chiffrage des réformes envisagées. L’insuffisance du débat préalable au débat sur les mesures précises, ajoutée à l’absence d’évaluation après la mise en œuvre de ces mesures, expliquent en grande partie les dysfonctionnements de notre système fiscal.

 

Pensez-vous que cette situation handicape nos entreprises sur le plan de la compétitivité ?

 

L’enjeu économique est de taille : le droit et la jurisprudence communautaires favorisent la liberté d’implantation des entreprises où bon leur semble. Le statut de société européenne encourage à faire jouer la concurrence entre législations nationales pour donner la préférence au pays où le droit national est le plus favorable au secteur de l’entreprise. Ce choix de micro-État provient du fait que d’autres possèdent un atout qui fait singulièrement défaut à la France : leur législation ne change pas tous les matins. Ce qui vient à bout de la volonté d’entreprendre en France, c’est l’instabilité juridique. Pire encore, en matière de fiscalité, l’instabilité juridique a pour conséquence principale de favoriser l’évasion fiscale. À ce titre, l’exemple des « sociétés de base » (base companies) installées dans des pays à faible fiscalité (paradis fiscaux) est évocateur : ces sociétés n’ont pas d’activité propre, mais servent à concentrer et à gérer les bénéfices commerciaux et financiers réalisés dans le monde par leurs filiales et les établissements de leur groupe fondateur.

 

De plus, à côté de l’impôt calculé sur le bénéfice et de l’impôt sur la consommation qu’elles sont chargées de collecter, les entreprise françaises sont amenées à payer une multitude de taxes calculées sur des assiettes diverses – masse salariale, chiffre d’affaires, certains postes de frais – et qui constituent pour elles des charges de production qui ne peuvent pas être répercutées sur leurs clients. Ces taxes représentent pour elles à la fois un poids non négligeable et une lourde charge administrative. Hors IS, ce sont 72 milliards d’euros de taxes diverses qui frappent la production – dont 25,5 milliards d’euros de « petites taxes » (4,6 % du PIB.) Le taux effectif de l’IS payé par les entreprises françaises se situe à seulement 20 %, ce qui est en deçà du taux nominal de 33,3 % établi par la loi. En revanche, si l’on y ajoute toutes les petites taxes (CFE, CVAE, IFER, C3S, taxe sur les activités polluantes…) très chères au législateur français, alors le taux implicite de taxation (hors cotisations sociales) passe à 29 % contre 27 % pour la moyenne de la zone euro. Il n’est dès lors pas étonnant que le magazine Forbes ait classé la France en première position du classement mondial de la « misère fiscale » – à savoir des pays dans lesquels les taux marginaux d’imposition sont les plus élevés – lors de ses deux dernières éditions en 2007 et 2009.

 

Enfin, l’instabilité juridique en matière sociale et fiscale se nourrit également de la nature parfois rétroactive de la modification des textes. En 2003 par exemple, ce sont ainsi 160 nouveaux articles fiscaux qui ont été créés, tandis que 279 ont été modifiés. De même, la rétroactivité fiscale – véritable rupture anticipée du « contrat fiscal » – représente toujours un risque pour les contribuables : depuis 1982, près de 350 dispositions rétroactives peuvent être dénombrées, défavorables aux contribuables dans près d’un tiers des cas.

 

Quelles propositions faites-vous pour redonner confiance aux entreprises afin qu’elles s’installent etinvestissent en France ?

 

À ce jour, il n’existe pas de principe constitutionnel assurant la stabilité de notre système fiscal, alors même que la liberté d’entreprendre ne saurait être garantie sans sécurité juridique. Car, qui dit stabilité, dit prévisibilité à terme pour les investisseurs comme pour les contribuables. Voilà pourquoi j’ai demandé la création d’une commission d’enquête chargée d’évaluer et de déterminer le coût économique que représente l’instabilité juridique en matière fiscale et sociale pour la collectivité.